L’évolution de la construction de portefeuilles : ce que les familles très fortunées doivent savoir

La construction et la gestion de portefeuilles ont considérablement évolué au cours du dernier siècle, et nous continuons de constater des changements importants. Cet article mettra brièvement en lumière les points d’inflexion passés qui ont influé sur la construction de portefeuille, distinguera les familles très fortunées des autres types d’investisseurs et montrera comment une combinaison de placements fondés sur les objectifs et comment une construction de portefeuilles axés sur les résultats peuvent être utilisées pour créer des portefeuilles personnalisés appropriés pour des familles très fortunées. Nous présenterons également une méthode pour la construction du portefeuille différente des méthodes classiques.

Une brève histoire de la construction de portefeuille 

Les « Années folles » ont été la première incursion de nombreux investisseurs individuels dans les placements sur des marchés publics lors de la frénésie du marché boursier qui a culminé tragiquement dans l’effondrement de 1929, qui a été en partie responsable de la Grande Dépression. À cette époque, l’investisseur type n’avait pas ce que nous appelons aujourd’hui un portefeuille. Au lieu de cela, il possédait habituellement un ensemble très concentré d’actions (p. ex., des actions de sociétés ferroviaires cotées en bourse).

En fait, le concept de « portefeuille » de placements n’existe pas depuis si longtemps. Même si Harry Markowitz a écrit sur la « sélection des portefeuilles » dans ses études supérieures en 1952[1], son travail ne sera pas découvert avant une décennie. Markowitz a ensuite remporté le prix Nobel pour son travail sur la théorie moderne du portefeuille (« TMP ») en 1990. Cette recherche révolutionnaire explique le compromis entre les titres à faible risque comme les bons du Trésor américains et les titres à rendement plus élevé comme les actions cotées en bourse. En effet, Markowitz a soutenuqu’il existe une répartition optimale entre les actions et les obligations qui contribue à maximiser le rendement pour chaque niveau de risque, ou vu d’une autre façon, à minimiser le risque pour chaque niveau de rendement requis.

Le changement révolutionnaire amené par l’adoption de la TMP était de mettre l’accent sur le profil risque/rendement propre à chaque investisseur, jetant ainsi les bases de la construction moderne du portefeuille et de la répartition de l’actif. Cependant, si les premiers utilisateurs de la TMP étaient principalement des investisseurs institutionnels, elle a fini par être adoptée par les maisons de courtage de détail, puis par les sociétés de gestion de patrimoine. Le portefeuille « classique » 60/40 (c.‑à‑d. 60 % d’actions et 40 % de titres à revenu fixe) peut être attribué à Markowitz et à la TMP, et il sert de base à l’ensemble du secteur des fonds communs de placement pour l’approche de portefeuille « équilibré ».

Si la TMP était la première phase de la construction moderne de portefeuilles, la phase suivante serait marquée par la prolifération de l’investissement factoriel. La recherche universitaire sur les facteurs distincts qui influent sur le rendement des portefeuilles a commencé dans les années 1960 avec le concept clé du « bêta » (la sensibilité des actions individuelles ou des portefeuilles d’actions aux mouvements du marché) de William Sharpe[2] et s’est poursuivie au cours des décennies suivantes avec l’identification de facteurs comme la valeur, la croissance, la taille, la volatilité, la qualité et le momentum, entre autres. Ces facteurs ont inspiré la création de fonds actifs ainsi que de fonds négociés en bourse (« FNB ») passifs qui permettent aux investisseurs de créer des portefeuilles ciblant une combinaison souhaitée d’expositions à des facteurs particuliers.

Malgré la démocratisation de l’accès à des portefeuilles diversifiés et à des facteurs spécifiques par l’entremise de fonds communs et de FNB, les secteurs de la gestion d’actifs et de la gestion de patrimoine étaient encore largement axés sur les deux mêmes catégories d’actifs contenues dans les portefeuilles équilibrés de Markowitz – les actions et les titres à revenu fixe.

La dernière phase de la construction de portefeuilles, qui a dominé au cours des dix  à vingt  dernières années, a tenté de reproduire le succès obtenu par le « modèle de dotation »[3] popularisé par l’Université Yale ou le « modèle canadien »[4] utilisé par les grandes caisses de retraite au Canada, comme l’OIRPC et le Régime de retraite des enseignantes et des enseignants de l’Ontario. L’approche du fonds de dotation de Yale popularisée par l’ancien directeur des placements de l’université, David Swensen, était axée sur des stratégies de placements «alternatifs»  tels que des fonds de couverture et des placements sur des marchés privés (actions, titres de créance et biens immobiliers privés, etc.), plutôt que sur des stratégies traditionnelles d’actions et de titres à revenu fixe.Le modèle canadien présentait de nombreuses similitudes avec le modèle de dotation, mais il comportait en plus une diversification mondiale et certaines capacités internes pour compléter l’expertise externe.

La complexité de la construction de portefeuille pour les familles bien nanties 

Pour les familles fortunées, la richesse qu’elles ont accumulée va au-delà des mesures monétaires – elle a aussi un poids émotionnel. Cette richesse, souvent obtenue grâce à des efforts concertés, par exemple en bâtissant une entreprise, offre non seulement un moyen de soutenir son mode de vie et d’améliorer son statut social, mais peut aussi servir à des fins de bienfaisance et à d’autres fins (p. ex., une banque familiale pour financer des entreprises intergénérationnelles). Pourtant, l’utilisation des mêmes stratégies qui ont permis d’accumuler cette richesse dans un portefeuille de placements pourrait ne pas toujours être prometteuse. Et dans ce terrain financier en constante évolution, s’aventurer au-delà de la répartition conventionnelle de l’actif et adopter aveuglément une approche institutionnelle ou une méthode de dotation ne tient pas compte d’une compréhension plus riche des complexités émotionnelles de la richesse pour les familles.

L’analyse des familles multigénérationnelles révèle un réseau complexe de dynamiques financières et émotionnelles. Le modèle institutionnel standard, qui met l’accent sur les rendements maximaux en se fondant sur des analyses historiques, peut parfois passer à côté des nuances personnelles profondes de ce patrimoine familial.

Le sentiment selon lequel « étant rendu où je suis rendu, je ne veux pas reculer » saisit bien l’essentiel. Les familles sont souvent hantées par la crainte de devoir rajuster leur mode de vie et de ne pas pouvoir procurer aux générations suivantes une aisance financière continue. Par conséquent, une approche fondée sur des objectifs personnels et des limites de risque distinctes est primordiale. Une telle approche ne soutient pas seulement les aspirations immédiates, comme le maintien du mode de vie, mais aussi des objectifs comme le maintien d’un héritage familial durable. En juxtaposition, les stratégies institutionnelles ou de dotation favorisent des rendements et la croissance de l’actif sur une longue période, en s’appuyant fortement sur les données historiques et les tendances globales des marchés. En termes simples, alors que les institutions se fondent sur l’analyse dedonnées pour la construction de leur portefeuille, les familles multigénérationnelles emploient les mêmes ingrédients, mais avec plus de finesse et de profondeur.

D’après notre expérience, travailler avec des familles multigénérationnelles ayant tous des niveaux différents de richesse, de besoins enrevenu et d’objectifs patrimoniaux , peut présenter un défi pour les conseillers. Les conseillers des bureaux familiaux doivent élaborer un solide cadre de gestion de portefeuille institutionnel combiné à une approche axée sur les résultats ou les objectifs. Bien qu’un conseiller en placements ou un gestionnaire de portefeuille qui sert une clientèle moyennement aisée puisse utiliser des portefeuilles « modèles » pour de nombreux clients, les familles très fortunées s’attendent à ce qu’un portefeuille unique soit construit pour répondre à leurs exigences particulières. Ces exigences comprennent habituellement un certain niveau de revenu pour répondre à des besoins liés au mode de vie, des actifs appariés à des passifs pour des achats importants et des objectifs de croissance du portefeuille à des fins de legs et de transition. Pour répondre à bon nombre de ces besoins, on peut souvent recourir à une approche pyramidale.

Hersh Shefrin et Meir Statman ont élaboré le concept de la pyramide dans la théorie du portefeuille en finance comportementale[5], ce qui fournit un cadre d’évaluation des rôles et des responsabilités de chaque placement dans un portefeuille. Ce cadre peut être utile dans le contexte d’un bureau familial pour réfléchir à l’utilité des divers actifs du portefeuille pour la famille. Au bas de la pyramide se trouvent les actifs de base, qui sont des placements à faible risque qui permettent à la famille de vivre quotidiennement. Ces actifs comprennent, par exemple, des liquidités et des placements à revenu fixe. Le milieu de la pyramide comprend les actifs visant à protéger le portefeuille de l’érosion de la valeur due à l’inflation, ce qui assure une croissance prudente du capital. Les actifs de cette catégorie peuvent comprendre des actions, certaines stratégies de crédit, des placements immobiliers et des fonds de couverture. Au sommet de la pyramide se trouvent les actifs qui ont tendance à afficher des taux de croissance plus élevés, comme les actions à petite capitalisation et les placements en capital-investissement (y compris le capital de risque) et qui sont destinés à accroître le patrimoine de la famille.

Les familles très fortunées ont tendance à penser que les parties situent au bas et au milieu de la pyramide sont les actifs qui répondront à leurs besoins actuels liés à leur mode de vie, tout en faisant croître le portefeuille au-delà de l’inflation. Les familles ont tendance à penser que les actifs au sommet de la pyramide sont ceux qui aideront le portefeuille à croître au profit de la prochaine génération ou qui permettront à la famille d’être généreuse. Pour ajouter à la complexité de la question, les familles très fortunées ont tendance à préférer des actifs qui génèrent des revenus suffisants pour couvrir tous leurs besoins, plutôt qu’une combinaison de revenus et de croissance.

Les besoins particuliers d’une famille très fortunée expliquent pourquoi le conseiller du bureau de la famille ne peut s’appuyer uniquement sur la TMP, le modèle de dotation ou le modèle canadien pour construire des portefeuilles. Une approche plus nuancée est nécessaire. Et compte tenu de la prolifération des différentes possibilités de placement offertes aujourd’hui aux familles, il est essentiel d’acquérir une véritable connaissance des facteurs de risque et de rendement de chaque placement pour maximiser le succès à long terme.

L’approche de construction de portefeuille du Bureau familial Richter pour les familles fortunées 

Dans ce contexte, nous allons maintenant décrire comment le Bureau familial Richter aborde la question de la construction des portefeuilles, en prenant des éléments utilisés par certains des répartiteurs d’actifs institutionnels les plus évolués du monde et en les adaptant au contexte des familles très fortunées.

 

Man walking down hallway looking at his phone

 

Très simplement, nous nous dirigeons vers une nouvelle taxonomie selon laquelle l’univers des placements est composé de quatre catégories : les actions, les titres à revenu fixe, les actifs réels et les stratégies non traditionnelles. Les trois premières catégories visent à obtenir du « bêta » (rendements du marché) de diverses sources : d’actions, de titres à revenu fixe et de placements non traditionnels. Il s’agira donc surtout de placements seulement ou principalement en position acheteur. La catégorie des actions, par exemple, comprendra non seulement des gestionnaires d’actions seulement en position acheteur, mais aussi les fonds de couverture, des fonds de capital-investissement et des fonds de capital-risque principalement en position acheteur. Cela contraste fortement avec les cadres plus traditionnels qui classent les fonds de couverture, les fonds de capital-investissement et les fonds de capital-risque dans la catégorie des placements « non traditionnels ». La philosophie ici est que ces placements fournissent également des primes de risque, sous forme non liquide, et sont soumis aux mêmes facteurs économiques que les actions cotées en bourse.

De la même façon, la catégorie des titres à revenu fixe englobera tout, depuis les titres à revenu fixe des marchés publics en position acheteur seulement jusqu’aux prêts directs et à d’autres placements de crédit privé. La catégorie des actifs réels peut comprendre une gamme de placements allant de l’immobilier à l’infrastructure en passant par les marchandises en position acheteur seulement. Même des choses comme les redevances musicales et les primes de risque non traditionnelles peuvent entrer dans cette catégorie. Enfin, la quatrième catégorie vise à saisir les stratégies « non bêta », ou « alpha », qui visent à produire de la valeur en excédent d’un rendement particulier du marché. Il s’agit notamment de gestionnaires multi-startégiques, de macro-gestionnaires et de gestionnaires de fonds de couverture de positions acheteur et vendeur, pour n’en nommer que quelques-uns.

Nous avons conçu les quatre catégories de façon à ce qu’elles soient mutuellement exclusives et entièrement exhaustives. Cependant, il peut ne pas toujours être clair dans quelle catégorie un placement doit être classé. Un fonds de couverture activiste peut être classé dans la catégorie des actions étant donné la prédominance des positions acheteur, mais un fonds de couverture neutre à l’égard du marché boursier peut être classé dans la catégorie des stratégies non traditionnelles. Un placement au rendement en revenus élevé pourrait entrer dans la catégorie des titres à revenu fixe, ou on pourrait faire valoir qu’il devrait appartenir à la catégorie des actions. Dans la pratique, l’art et la science jouent chacun un rôle, et le rôle de l’art permet au jugement du gestionnaire de jouer aussi un rôle. Ce qui est important, c’est qu’il y ait une cohérence interne dans la catégorisation des placements.

Selon notre expérience, une conséquence qui pourrait découler de cette nouvelle taxonomie est que si un portefeuille utilisait traditionnellement des actions, des titres à revenu fixe et des produits non traditionnels comme catégories d’actif, on pourrait constater que dans le cadre de cette nouvelle taxonomie,  le portefeuille n’est pas aussi diversifié qu’on aurait pu le penser et qu’il présente en fait une forte concentration de risque bêta lié aux actions ou aux titres à revenu fixe et très peu de véritables facteurs de rendement non traditionnels. Malheureusement, compte tenu de la performance du marché depuis la crise financière mondiale de 2008, les actifs à risque se sont largement déplacés en parallèle, ce qui a fait oublier aux familles que leurs placements ont été largement soutenus par les facteurs générant le bêta des actions. Dans le cadre de cette taxonomie, il est essentiel d’examiner divers éléments pour évaluer les facteurs de risque d’un portefeuille afin de mieux concilier la construction du portefeuille avec le cadre axé sur les objectifs mentionné précédemment. Le simple fait d’examiner la répartition de l’actif en termes d’actions, de titres à revenu fixe et de produits non traditionnels peut ne pas être suffisant pour vraiment comprendre les facteurs de risque sous-jacents.

Pour conclure, la construction de portefeuilles a beaucoup évolué au cours du dernier siècle. Elle est passée des placements individuels pendant les Années folles à la compréhension des caractéristiques sous-jacentes des titres dans un portefeuille équilibré traditionnel et à l’adoption de l’approche d’investisseurs institutionnels avertis qui utilisent des actifs et des stratégies non traditionnels. Aujourd’hui, nous intégrons les leçons du passé en incorporant trois composantes supplémentaires que nous estimons nécessaires à la construction de portefeuilles personnalisés pour les familles très fortunées : 1) l’adaptation de chaque solution aux besoins spécifiques de la famille, 2) l’adoption d’une construction pyramidale basée sur les objectifs et 3) la conception d’un nouveau cadre de répartition de l’actif qui tient mieux compte des facteurs de risque et de rendement sous-jacents. Nous estimons que les trois éléments ci-dessus sont nécessaires pour maximiser la probabilité de succès défini par chacune des familles avec lesquelles nous avons le privilège de travailler.

Ce sujet vous intéresse? Consultez d’autres articles sur la construction de porfolio: 

 

[1] « Portfolio Selection », par Harry Markowitz, The Journal of Finance (mars 1952), p. 77-91.

[2] « Capital Asset Prices: A Theory of Market Equilibrium under Conditions of Risk », par William F. Sharpe, The Journal of Finance (septembre 1964), 19:3, p. 425-442.

[3] Le modèle de dotation, aussi appelé communément le « modèle de dotation de Yale », a été élaboré par l’ancien directeur des placements de Yale Endowment, David Swenson, et popularisé par son ouvrage de 2000, Pioneering Portfolio Management:  An Unconventional Approach to Institutional Investment.

[4] Le modèle canadien, aussi appelé communément le « modèle des caisses de retraite du Canada », et a été élaboré par les principales caisses de retraite du Canada, dont le Régime de retraite des enseignantes et des enseignants de l’Ontario au début, puis d’autres, comme l’Office d’investissement du Régime de pensions du Canada (maintenant appelé « Investissements RPC »). La notoriété mondiale du modèle canadien a augmenté à la suite de l’article « Maple Revolutionaries » paru dans The Economist le 3 mars 2012.

[5] « Behavioral Portfolio Theory », par Hersh Shefrin et Meir Statman, The Journal of Financial and Quantitative Analysis (juin 2000).